Et enfin arriva le jour de la conférence. La vaste cour du lycée était archicomble, constituée des professeurs, d’élèves et d’un aréopage d’intellectuels venus de tous horizons. Même le préfet, en dépit de ses écrasantes tâches administratives, avait tenu à marquer sa présence, montrant ainsi la grande sollicitude qu’il nourrissait pour la formation et l’éducation. Sans même parler des nombreux parents d’élèves et des notables de la ville que l’établissement s’évertuait toujours à associer à la moindre manifestation culturelle. Pape Moctar Sene, élève en classe de Terminale au lycée Blaise Diagne, la vingtaine bien sonnée, à l’instar d’élèves d’autres établissements scolaires, pour rien au monde ne pouvait rater cette conférence, ce grand moment d’échanges, de joutes et de débats. Grand carnet de notes bien en main, le brave élève s’était fait un point d’honneur à se poster aux premières loges dès les premiers coups de la soirée. Pendant une bonne semaine, il n’avait vécu que pour cet événement. Chez lui, à Nord Foire, le très studieux gosse n’arrêtait pas de magnifier le conférencier qu’il n’avait jusque-là pas encore vu. Il ne parlait que de ses prouesses connues seulement par ouï-dire. Du reste, aussitôt après avoir fini en grande hâte son déjeuner et juste avant de se rendre à la conférence si attendue, sa mère, Adja Fatou Ndiaye, lui aurait dit en termes de provisoire débarras : « Ndakhe yalla gnou nopalikou »18, et son père, Pape Abdoulaye Sene, grand et intransigeant intellectuel devant l’Éternel et les humains, qui avait dévoré presque toute la littérature française et africaine, lui aurait même assené d’un ton exigeant : « Il faudra à ton retour me faire un bon résumé ». Donc pour rien au monde Moctar ne pouvait rater cette rencontre, grand moment d’échanges. Juste au moment de démarrer la conférence, un incident se produisit suite à l’apparition soudaine du maire de la ville, M. Wagué. Puisque les organisateurs tenaient à le mettre en bonne position, l’on pria M. Ndiaye, prof de français, déjà bien installé, de lui céder sa place sur le présidium. Ce qui s’expliquait non pas par un quelconque manque d’intérêt par rapport à la matière dispensée par lui, mais parce que l’édile, homme généreux et fort charismatique, apportait un soutien inestimable à tout ce qui touchait à ce temple du savoir. N’était-il pas le principal bailleur de fonds lors de la distribution annuelle des prix qui toujours se tenait fin juillet ? Le brave professeur, confortablement assis jusque là, voyait en cela un manque notoire de respect à son égard, voire une humiliation. Il refusa net et même menaça de quitter tout bonnement les lieux ; bref, de faire son deuil de ladite conférence. Il fallut une bonne dizaine de minutes pour gérer cet épineux problème, et partant, arrondir les angles. Ce fut le patriarche El hadji Babacar Ndoye, que tous adulaient motif tiré de son grand âge, sa respectabilité, assis juste en face, qui pria le brave professeur de lâcher du lest. Il lui suffit de dire : « Damala koniane »19, pour désamorcer le grand courroux de l’enseignant. Il paraît que M. Ndiaye, fort sensible et honoré par l’agréable intercession du vieil homme, arbora par la suite un large sourire en regagnant la nouvelle place pour lui aménagée. Cet incident surmonté, l’on s’acheminait allégrement vers les choses sérieuses, vers un grand moment d’échanges. L’auditoire recueilli, tout yeux, tout oreilles, retenait son souffle. L’on pouvait voir, entouré des organisateurs et responsables du lycée, un Momar impérial. Tout enjoué, il approuvait de la tête les paroles du maître de cérémonie qui se plaisait à le présenter au public ; un public très attentif, fort concentré sur le curriculum vitae que l’on égrenait ainsi pompeusement. Au vu de la mine affichée, certaines personnes ont dû susurrer dans le silence de leurs murmures : « Dafa bari titre »20 . Après les présentations d’usage, l’on donna la parole au distingué conférencier. Il avait appris par cœur, suivant des conseils reçus, les premiers mots de l’introduction. Plusieurs fois d’ailleurs, il avait récité seul les débuts de son discours. Mais devant l’auditoire, débutant ses propos et saisi de trac – difficulté à laquelle on se heurte en devant parler à un public –, il eut un trou de mémoire et ne put de la sorte se souvenir de quoi que ce soit. Plus il s’efforçait de faire revenir ses mots, plus ceux-ci s’éloignaient en s’effaçant de son esprit. Et advint alors la chose la plus redoutable pour un orateur… Il se mit à balbutier – de grands vides –, ce qui immanquablement, installa l’auditoire dans un profond ennui. Dans une immense gêne. Les auditeurs ne souhaitent-ils pas la réussite de l’intervenant ? Sa parole devint monocorde… L’attention du public baissa… L’on entendait distinctement des murmures, faits de chahuts. Ce que constatant, Momar commença à éprouver des trépignements de colère. Bien sûr, en lieu et place des applaudissements et autres signes d’approbation attendus, l’ennui s’amplifiait. Et dans cette ambiance morose, il se rendit compte, détachant son regard de ses notes, qu’un homme assis juste en face de lui au premier rang était en train de dormir à poings fermés, assujetti à l’emprise bienfaisante de Morphée. Sa colère ne connut alors plus de bornes. Il somma la bonne dame assise à côté du grand dormeur, qui vraisemblablement devait être sa femme, de le réveiller par un coup de coude. – Madame, veuillez réveiller votre mari ! hurla-t-il. – Non, Monsieur le conférencier, non ! C’est à vous de le faire, c’est vous qui l’avez mis dans cet état, lui rétorqua-t-elle véhémentement. Dans le charivari ainsi créé, le proviseur, jusque-là sereinement assis sur le présidium, intervint, mais sans possibilité pour lui de mettre fin à l’interminable dispute dans laquelle ces deux personnes s’étaient résolument lancées. Du coup, beaucoup d’élèves se mirent à siffloter, créant ainsi un bruit assourdissant, occasionnant un méli-mélo indescriptible au beau milieu de la cour du lycée. Et alors les précieuses feuilles du conférencier, témoins d’une rigoureuse préparation, comme pour ne pas assister à l’infortune de celui-ci, s’envolèrent dans la nature tels des oiseaux battant des ailes vers la voûte céleste. Réveillé de son profond sommeil et après avoir rapidement glané des informations çà et là, considérant que le conférencier avait manqué de respect à sa femme en la rudoyant, il se rua d’un pas décidé vers celui-ci à l’effet d’exiger de légitimes explications. Croyant sans doute à une attaque physique, Momar, en se levant, recula instinctivement et tomba lourdement de sa chaise, suscitant l’hilarité générale. Une chute fort bien perceptible. Avec impressionnante diligence, les responsables les plus proches vinrent à sa rescousse. Et fort heureusement, ils ne constatèrent aucune blessure majeure. Aussi l’aidèrent-ils à se relever tant bien que mal. L’homme, pour des raisons non encore élucidées, faisait de la résistance, lâchant des « Bayilenma, bayilenma ! »21… Et sous l’œil toujours menaçant du mari, il déclara, remis debout dans une blessure d’amour propre et devant une assistance aussi désappointée que peinée : – Je ne mettrai plus jamais les pieds dans ce lycée ! Et les cris des élèves, auditeurs déçus, avaient décru. Cette histoire, l’on en parle encore souvent dans ce lycée, mais certains professeurs de ce même temple, pour éviter à leurs élèves des déconvenues oratoires comme celles vécues par Momar, préfèrent ne jamais citer le mauvais exemple de ce fameux conférencier.
(FIN)
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