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Guerre en Ukraine : Les économies en développement doivent agir dès maintenant

La guerre en Ukraine survient dans un contexte déjà tendu pour l’économie mondiale : la reprise de l’activité après la contraction due à la pandémie de COVID-19 commençait à s’essouffler, l’inflation montait en flèche, les banques centrales des plus grandes économies du monde (a) se préparaient à relever les taux d’intérêt, tandis que les marchés financiers étaient en proie à une forte volatilité alimentée par une myriade d’incertitudes.

La guerre vient aggraver ce climat incertain, avec des répercussions qui se propageront dans le monde entier et qui frapperont durement les personnes les plus vulnérables vivant dans les régions les plus fragiles. Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact qu’aura le conflit sur l’économie mondiale. Cette crise, tout comme le nouveau coronavirus avant elle, présente un caractère largement inattendu  — tant par son ampleur et sa brutalité que par l’endroit où elle survient et la réaction mondiale (a) qu’elle suscite. Beaucoup dépendra de l’évolution de la situation. Mais on peut d’ores et déjà affirmer que la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie, ainsi que les pénuries d’approvisionnement, auront des effets douloureux immédiats pour les économies à revenu faible et intermédiaire.

Le monde en développement ne s’est toujours pas remis de la crise de la COVID. Alors que les économies avancées ont connu une reprise vigoureuse au cours de l’année écoulée, un grand nombre d’économies en développement sont restées sur la touche (a) : d’ici 2023, leurs niveaux de production économique seront encore inférieurs de 4 % aux prévisions d’avant la pandémie. La dette totale des économies en développement n’a jamais été aussi élevée depuis 50 ans . L’inflation est à son plus haut niveau depuis 11 ans, et 40 % des banques centrales ont commencé à augmenter leurs taux directeurs pour la juguler.

« Aussi dévastatrice qu’elle ait été, la pandémie de coronavirus a fourni une démonstration exemplaire et concrète de la capacité des décideurs politiques à répondre efficacement à une catastrophe. »

Aujourd’hui, la crise en Ukraine pourrait compliquer encore davantage le processus de rétablissement de nombreuses économies à revenu faible et intermédiaire.  Outre la hausse des prix des produits de base, les répercussions de la guerre se manifesteront probablement par plusieurs autres canaux : chocs commerciaux, turbulences financières, envois de fonds des migrants et afflux de réfugiés. Les pays les plus proches du conflit devraient en subir les plus graves conséquences immédiates, du fait de leurs liens commerciaux, financiers et migratoires étroits avec la Russie et l’Ukraine. Mais l’onde de choc risque de se faire sentir bien au-delà.

Prix des aliments et des combustibles

Certaines économies en développement dépendent fortement de la Russie et de l’Ukraine pour leurs importations alimentaires (figure 1). Ces deux pays fournissent plus de 75 % du blé importé par un petit nombre d’économies d’Europe-Asie centrale, du Moyen-Orient et d’Afrique, ce qui rend celles-ci particulièrement vulnérables à une perturbation majeure de la production ou du transport des céréales et oléagineux provenant de Russie et d’Ukraine. Pour les pays à faible revenu, les ruptures d’approvisionnement ainsi que la hausse des prix risquent d’entraîner une aggravation de la faim et de l’insécurité alimentaire.https://flo.uri.sh/visualisation/8950862/embed?auto=1

La Russie est également un acteur prédominant sur le marché de l’énergie et des métaux, avec des parts de marché qui s’élèvent à 25 % pour le gaz naturel, 18 % pour le charbon, 14 % pour le platine et 11 % pour le pétrole brut. Une forte baisse de l’offre sur ces matières premières aurait pour conséquence de paralyser les secteurs de la construction, de la pétrochimie et du transport. Mais aussi de réduire la croissance économique en général : selon les estimations d’une publication à paraître de la Banque mondiale, une hausse de 10 % des prix pétroliers sur plusieurs années peut réduire d’un dixième de point de pourcentage la croissance des économies en développement importatrices de produits de base.  Or, les cours du pétrole ont augmenté de plus de 100 % au cours des six derniers mois. Si cette tendance perdure, le pétrole pourrait amputer d’un point de pourcentage la croissance de la Chine, de l’Indonésie, de l’Afrique du Sud et de la Turquie. Avant que la guerre n’éclate, les prévisions tablaient pour 2022 et 2023 sur une croissance annuelle d’environ 2 % (a) en Afrique du Sud, de 2 à 3 % (a) en Turquie et de 5 % (a) en Chine et en Indonésie. Un ralentissement d’un point de pourcentage se traduira par conséquent par des taux de croissance réduits d’entre un cinquième et la moitié.

Turbulences financières

Le conflit a déjà provoqué des secousses sur les marchés financiers, avec des mouvements de vente sur les principales places mondiales. Une augmentation de l’aversion pour le risque chez les investisseurs risque d’entraîner des sorties de capitaux dans les économies en développement, ce qui conduirait à des dépréciations monétaires, à une chute des cours sur les marchés des actions et à une hausse des primes de risque sur les marchés obligataires. Une telle situation ferait peser de fortes tensions sur les dizaines d’économies en développement lourdement endettées. Les pays qui présentent un déficit important de leur balance courante ou dont la dette à court terme est principalement libellée en devises étrangères rencontreraient des difficultés à se refinancer. Ou seraient confrontés à un alourdissement du fardeau du service de la dette.

Les tensions financières risquent en outre d’être aggravées par la réaction des banques centrales face à la montée de l’inflation. Dans de nombreuses économies en développement, l’inflation est déjà à son plus haut niveau depuis une décennie . Une nouvelle poussée due à la flambée des prix de l’énergie pourrait conduire à une spirale inflationniste (a), sous l’effet de la persistance des anticipations d’inflation à la hausse sur le long terme. Ce qui pourrait amener les banques centrales à durcir leur politique monétaire plus rapidement que prévu jusqu’ici.

Afflux de réfugiés et remises migratoires

Depuis le début du conflit, plus de 2 millions de personnes ont fui l’Ukraine vers les pays limitrophes, ce qui constitue l’exode le plus massif qu’a connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés s’attend à ce que le nombre de réfugiés atteigne 4 millions d’ici peu. L’arrivée de ces flux soudains et nombreux de population est difficile à gérer pour les pays d’accueil. Elle met à rude épreuve les finances publiques et la fourniture de services, en particulier en ce qui concerne les soins de santé, déjà sous tension depuis deux ans de pandémie.

En outre, les souffrances économiques risquent de se propager au-delà de l’Europe de l’Est, pour atteindre des pays qui dépendent fortement des envois de fonds provenant des pays touchés. Plusieurs pays d’Asie centrale, par exemple, sont très tributaires des transferts d’argent effectués par les migrants installés en Russie — dans certains cas, les remises migratoires peuvent représenter jusqu’à 10% du PIB. Il est probable qu’un grand nombre de pays d’Asie centrale aient à faire face à une baisse (a) des envois de fonds en raison du conflit.

La prévention paye

C’est maintenant qu’il faut agir. Le Groupe de la Banque mondiale, en collaboration avec le Fonds monétaire international, se mobilise rapidement pour prêter assistance à l’Ukraine et aux autres pays touchés par cette crise. Un programme d’aide de 3 milliards de dollars, qui sera finalisé dans les mois à venir, comprend une enveloppe de 350 millions de dollars pour l’Ukraine, qui sera mise à disposition d’ici la fin du mois . Les gouvernements des économies en développement doivent aussi agir vite pour contenir les risques économiques. Il leur faudra en priorité constituer des réserves de change, améliorer la surveillance des risques financiers et renforcer leurs politiques macroprudentielles. Face à la hausse de l’inflation, les décideurs publics devront faire preuve de vigilance et prendre des mesures de correction circonspectes. Ils devraient également commencer à reconstituer des marges de manœuvre budgétaire mises à mal par la COVID-19, en éliminant les dépenses inefficaces et en mobilisant autant que faire se peut les ressources financières nationales. Enfin, ils devraient renforcer les filets sociaux nécessaires pour protéger leurs concitoyens les plus vulnérables en temps de crise.

Aussi dévastatrice qu’elle ait été, la pandémie de coronavirus a fourni une démonstration exemplaire et concrète de la capacité des décideurs politiques à répondre efficacement à une catastrophe.  Mais parce qu’il vaut mieux prévenir que guérir, les gouvernements des économies en développement ont tout intérêt à agir dès maintenant.


Indermit Gill

Vice-président, Croissance équitable, Finances et Institutions (EFI), Groupe de la Banque mondiale

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