L’agitation parlementaire autour du report de l’élection présidentielle du 25 février 2024 a fini de semer l’angoisse dans l’esprit du citoyen sénégalais. Le seul jour-là, où le Peuple aura le don d’apparaître en majesté et le pouvoir de reprendre sa souveraineté, est emblématique dans une société naguère réputée être l’exception démocratique en Afrique francophone. Certes, c’est le temps d’une rose démocratique, mais c’est le seul moment au cours duquel l’élu est suspendu à la volonté de l’électeur. C’est bien cette vertu démocratique qui est aujourd’hui mise en question dans le débat public consacré à la Commission d’enquête parlementaire.
Mais en toile de fond, c’est notre référentiel constitutionnel qui est, de nouveau, interpelé par l’actualité politique, et c’est réconfortant qu’il en soit ainsi. Disons-le bien, le droit constitue la sève nourricière d’une démocratie en pleine croissance, comme la nôtre.
Cela nous donne alors, abstraction faite des dispositions d’esprit des acteurs politique, de réfléchir sur l’état du droit constitutionnel par rapport à une question de report de l’élection présidentielle.
A ce titre, deux arguments de droit méritent d’être investis : l’imprévisibilité du report et l’improbabilité du contrôle.
I/ Un report constitutionnellement imprévisible
La question de fond est celle de penser si la Constitution sénégalaise du 22 janvier 2001 en vigueur a institué des conditions et des modalités d’un report de l’élection présidentielle. A l’analyse, certaines dispositions constitutionnelles pourraient contenter les tenants de la thèse du report. Cependant, celles-ci gagneraient à être relativisées voire contestées.
En premier lieu, il ressort de l’alinéa premier de l’article 27 de la Constitution que « la durée du mandat du Président de la République est de cinq (05) ans ». Dans la syntaxique légistique, l’usage du présent de l’indicatif a valeur impérative et rend superfétatoire les adverbes « obligatoirement / impérativement / absolument ».
A la différence, la durée du mandat des députés (qui n’est pas une clause d’éternité), comme celle des conseillers territoriaux de nature législative (fixée dans le Code électoral), peut être allongée ou raccourcie au gré d’une simple loi votée par l’Assemblée nationale à la majorité relative des suffrages exprimés.
Plus fondamentalement, la durée du mandat présidentiel, en plus d’être figée dans le marbre constitutionnel, est élevée au rang des dispositions constitutionnelles interdites de révision par l’article 103 de la Constitution : « La forme républicaine de l’Etat, le mode d’élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du Président de la République ne peuvent faire l’objet de révision ».
Ces dispositions irrévisables sont aussi appelées, dans le narratif qualifié des constitutionnalistes, de « clauses intangibles » ou de « clauses d’éternité ».
Autrement exprimé, défense est faite au pouvoir constituant de porter atteinte, de quelque maniérée que ce soit, à de telles dispositions sanctuarisées. Ainsi, toute initiative de révision de la Constitution ne saurait prospérer dans le contexte actuel.
Au demeurant, et pour ce qui reste à dire sur ce point, il devrait être possible d’opérer une révision de la disposition irrévisable pour faire sauter le verrou constitutionnel. Mais, il reste simplement une improbable hypothèse d’universitaire.
En second lieu, l’argument des pouvoirs exceptionnels du Président de la République (article 52 de la Constitution) est convoqué par certains analystes : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu, le Président de la République dispose de pouvoirs exceptionnels. Il peut, après en avoir informé la Nation par un message, prendre toute mesure tendant à rétablir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions et à assurer la sauvegarde de la Nation ».
Force est de constater que ce principe est assoupli par deux interdictions absolues : « Il [le Président de la République] ne peut, en vertu des pouvoirs exceptionnels, procéder à une révision constitutionnelle (…). Elle [l’Assemblée nationale] ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels ».
En conclusion, la durée du mandat présidentiel est placée hors de portée de toute initiative de révision constitutionnelle et à l’abri des pouvoirs exceptionnels du Président de la République.
II/ Un contrôle constitutionnellement improbable
Sur la question de la justification de la Commission d’enquête parlementaire dirigée vers l’institution constitutionnelle, ou du moins de certains de ses membres, deux pistes de réflexion s’offrent justement à notre curiosité.
D’une part, la souveraineté nationale appartient-elle au Peuple sénégalais qui l’exerce par « ses représentants » ou par la voie du référendum ?
Cet argument constitutionnel a abondé certaines déclarations relatives à la Commission d’enquête parlementaire mise en place lors de séance la plénière du 31 janvier 2024. La pratique des institutions nous a jusque-là habitués à l’exercice de la souveraineté par la représentation parlementaire. Tout de même, il s’agit d’une lecture assez réductrice de l’incarnation institutionnelle de la souveraineté. Sur le fondement de la tradition révolutionnaire de 1789, la souveraineté du Peuple sénégalais est, depuis la première Constitution sénégalaise du 24 janvier 1959, exercée régulièrement par le Parlement et épisodiquement par la voie du référendum constitutionnel (1963, 1970, 2001 et 2016). Au gré de cette évolution, les parlementaires ont cessé de détenir ce quasi-monopole depuis la légitimation au suffrage universel de la figure présidentielle (référendum du 28 octobre 1962 en France et référendum du 3 mars 1963 au Sénégal).
D’ailleurs, on aurait pu discuter du cas de la juridiction constitutionnelle à travers la légitimité de ses décisions rendues au nom du Peuple. Ce phénomène accentué par le fait majoritaire (soutien du Gouvernent par une majorité parlementaire) a radicalement transfiguré l’Assemblée nationale en chambre de ratification systématique de la volonté du pouvoir exécutif. Dans notre modèle démocratique, plus de 99,99% des textes votés sont des projets de loi initiés par le Gouvernement.
En tout état de cause, la représentation n’est plus une fonction « exclusivement » exercée par les parlementaires ou par la voie du référendum. A tout point de vue, elle est désormais l’œuvre solidaire des pouvoirs légitimes de la République. Conséquemment, l’Assemblée nationale doit évoluer en conformité avec cette nouvelle réalité constitutionnelle.
Cette précision faite, il reste maintenant à affronter l’épineuse question de la compétence de la Commission d’enquête parlementaire à contrôler ou à entendre un membre du Conseil constitutionnel. Deux arguments en présence : le statut de magistrat des juges mis en cause et l’exercice de la souveraineté par les parlementaires. Néanmoins, il est nécessaire de comprendre que les deux preuves d’autorité alléguées par les protagonistes majeurs du débat partagent un dénominateur commun : elles ne résistent pas à la controverse.
A noter que les magistrats nommés membres du Conseil constitutionnel sont-ils toujours assujettis à la loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats. Si oui, sont-ils nommés conformément aux dispositions de l’article 7 de ladite loi organique disposant que « les magistrats du corps judiciaire sont nommés par décret sur proposition du ministre de la Justice, après avis du Conseil supérieur de la Magistrature ». Sinon, deux hypothèses peuvent se présenter : soit leur nomination est entachée d’un vice de forme substantiel, soit ils ne font plus partie intégrante de la compagnie judiciaire ; cette seconde hypothèse étant plus plausible.
s’il y a lieu d’infliger une sanction à un magistrat membre du Conseil constitutionnel, comment moduler judicieusement de l’échelle des peines disciplinaires telle que le blâme, la réprimande avec inscription au dossier, le déplacement d’office, l’interdiction temporaire de fonctions pour une durée de trois (03) mois à un (01) an, l’abaissement d’échelon, la rétrogradation , la mise à la retraite d’office, etc. Certainement, il ne restera à ce magistrat, qui n’a plus de soucis de carrière dans la magistrature, que les peines ultimes que sont « la révocation avec droits à pension » ou « la révocation sans droits à pension ».
La difficulté résiderait même dans l’application de la mesure disciplinaire parce que le Conseil constitutionnel, doté d’une autonomie administrative et de crédits propres, est placé sous l’autorité de son Président et non du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice. Cela revient à penser que toute sanction disciplinaire sera logiquement inopérante.
Qui plus est, la mise à la retraite « entraîne radiation du corps et perte de la qualité de magistrat » (deuxième point de l’article 63 de la loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats). Autant dire que la mise à la retraite variablement fixée à 65 ans et, selon la fonction, à 68 ans produit le même effet que la révocation, la condamnation à une peine criminelle, la perte de la nationalité ou le décès du magistrat, à savoir la radiation du corps et perte de la qualité de magistrat.
C’est pourquoi on pourrait, avec la plus la commodité d’esprit, s’interroger sur la compétence du Conseil supérieur de la Magistrature de « juger » un magistrat mis à la retraite et nommé membre du Conseil constitutionnel poursuivi pour des faits postérieurs à ses fonctions judiciaires au sein de la Cour suprême ou des cours et tribunaux. Par voie de conséquence, le magistrat nommé membre du Conseil constitutionnel, après la retraite, n’est plus dans l’une des positions statutaires (le congé assimilé à l’activité, le détachement, la disponibilité). Seulement, il lui reste le prestige du corps et la solidarité agissante de ses anciens collègues magistrats.
L’Assemblée nationale peut-elle soumettre le Conseil constitutionnel ou un de ses membres à ses contrôles autorisés par la Constitution et loi organique n° 2002-20 du 15 mai 2002 portant Règlement intérieur de l’Assemblée nationale (RIAN), modifiée ?
C’est une hypothèse critique qui sollicite la prudence et met à l’épreuve la courtoisie républicaine.
Tout de même les fonctions de l’Assemblée nationale sont précises au regard de la lettre et de l’esprit de la Constitution : elle « vote, seule, la loi, contrôle l’action du Gouvernement et évalue les politiques publiques » (alinéa premier de l’article 67 de la Constitution). Subséquemment, le contrôle des autres institutions constitutionnelles ne semble pas être consacré. Avec le précédent en cours, on est en droit de s’attendre qu’une Commission d’enquête parlementaire soit diligentée à l’avenir contre le Président de la République, le Haut Conseil des Collectivités territoriales (HCCT), le Conseil économique, social et environnemental (CESE), la Cour suprême, la Cour des Comptes, les cours et tribunaux.
Plus précisément, le contrôle dont il est question ici est un contrôle spécifique : le contrôle politique de l’action du Gouvernement. Ce contrôle est strictement adossé à la réalisation de la politique générale du Premier Ministre et à l’application des lois dont les lois de finances. Donc, n’étant ni disciplinaire ni pénal, il est purement politique.
En effet, les seules sanctions afférentes au contrôle parlementaire restent l’engagement de la responsabilité du Gouvernement et la mise en accusations du Président de la République en cas de haute trahison ainsi du Premier Ministre et des autres membres du Gouvernement pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délit au moment où ils ont été commis. Ils sont jugés par la Haute Cour de Justice, présidée par un magistrat depuis 1963 et de membres élus de l’Assemblée nationale.
Tout aussi, la Commission d’enquête parlementaire pourrait dénoncer au Procureur de la République les faits constitutifs d’infractions relevés au cours de leur mission. L’Assemblée nationale serait également fondée à voter une résolution pour inviter le Président de la République à agir dans un sens déterminé en tirant les conséquences des recommandations du rapport de la Commission d’enquête parlementaire. Tout bien considéré, le dernier mot appartiendra au Président de la République, la clé de voûte des institutions.
En fin de compte, ce n’est pas sans raison que le « TITRE VII » de notre Constitution soit baptisé ; « DES RAPPORTS ENTRE LE POUVOIR EXECUTIF ET LE POUVOIR LEGISLATIF ». Jusqu’à preuve du contraire, c’est en vain qu’on chercherait dans la loi fondamentale de la République du Sénégal une quelconque idée de « rapports entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire » sous l’angle du contrôle parlementaire.
D’ailleurs, c’est le caractère politique du contrôle parlementaire qui délimite le périmètre organique des auditions par les Commissions permanentes de l’Assemblée nationale. Ainsi que l’articule sans aucune ambiguïté l’article 81 de la Constitution reprise par les dispositions pertinentes du Règlement intérieur, « le Premier Ministre et les autres membres du Gouvernement peuvent être entendus à tout moment par l’Assemblée nationale et ses commissions. Ils peuvent se faire assister par des collaborateurs. Les commissions permanentes de l’Assemblée nationale peuvent entendre les directeurs généraux des établissements publics, des sociétés nationales et des agences d’exécution. Ces auditions et moyens de contrôle sont exercés dans les conditions déterminées par la loi organique portant Règlement intérieur de l’Assemblée nationale ».
Partant de ces dispositions qui s’appliquent, mutatis mutandis, à la Commission d’enquête parlementaire, il s’impose de se demander : quelle est la possibilité ouverte à l’Assemblée nationale pour entendre un membre du Conseil constitutionnel ?
Enfin, il y a lieu aussi de compter fatalement avec le scénario selon lequel « si une Commission a été déjà créée », comme c’est le cas d’espèce, « sa mission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire aux faits qui ont motivé sa création » (voir article 48 du RIAN). Dès lors, l’information judiciaire peut être ouverte à la demande du Procureur de la République, certainement à toute étape de la procédure.
Pour ne pas clore la réflexion, on retiendra que l’autre lame de fond du débat sur la Commission d’enquête parlementaire en cours est manifestement la problématique de la révocabilité ou non d’un membre du Conseil constitutionnel (à suivre …).
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