Par Moubarack Lô, Directeur général du Bureau de Prospective Economique (BPE) et Amaye Sy, Expert senior au BPE
Au 19 janvier 2021, le monde a enregistré plus de 95,6 millions cas COVID-19, dont près de deux millions de morts et près de 53 millions de personnes guéries.
En Afrique, les cas officiels de Covid-19 ont atteint, à la même date, un cumul de 3,26 millions, près de 80.000 morts et 2,6 millions de personnes guéries.
Les cinq pays africains ayant le plus de cas déclarés, qui représentent actuellement environ 70% du total officiel continental, sont l’Afrique du Sud (1.325.659 cas), le Maroc (458.865 cas), la Tunisie (177.231 cas), l’Égypte (155 507 cas) et l’Éthiopie (130 772 cas).
Pour le Sénégal, l’analyse de la situation de la Covid-19 permet de faire trois constats, d’affirmer une certitude, de relever deux dilemmes et de proposer huit options de politiques susceptibles d’endiguer la progression de la pandémie dans le pays.
Le premier constat, c’est la résurgence récente de la maladie, après une forte période baissière. Le Sénégal a connu son premier cas de Covid-19, le 2 mars 2020. Neuf mois et demi plus tard (le 21 janvier 2021), il a enregistré près de 24.993 cas déclarés dont 20.681 guéris et 582 décès. Durant toute cette période, la maladie a connu une trajectoire sinusoïdale.
Du 2 mars au 17 août 2020, les nouveaux cas positifs issus des tests ont augmenté progressivement, passant de 4 cas, dans la semaine du 2 au 8 mars 2020, à 987 cas, dans la semaine du 10 au 16 août 2020. Après cette période de hausse rapide des cas, le pays a observé un mouvement de baisse considérable des nouveaux cas détectés, faisant apparaître une tendance à l’extinction de la maladie entre mi-septembre et mi-novembre 2020 (générant une moyenne de 11 cas par jour, dans la semaine du 2 au 8 novembre, et un seul décès déclaré, contre une moyenne de 141 cas par jour et 21 décès dans la semaine du 10 au 16 août). De fait, le pays a connu des baisses consécutives des cas Covid-19 en septembre (-17%), en octobre (-11%) et en novembre 2020 (-21%).
Cependant, l’augmentation des cas communautaires, à partir de mi-novembre 2020, est venue apporter une dynamique beaucoup plus importante à la Covid-19, en raison du nombre élevé de transmissions de la maladie générées par ces cas inconnus, avant leur découverte, par les services de santé. Au mois de décembre 2020, le nombre de nouveaux cas a ainsi progressé de 60%, en comparaison du mois précédent, et le nombre de cas communautaires s’est accru et s’est maintenu à un niveau élevé, passant, en moyenne journalière, de 35 cas communautaires en début décembre 2020 à 160 cas communautaires en mi-janvier 2021 (soit un rythme 4,5 fois plus important de cas communautaires déclarés en un mois et demi). Depuis le début du mois de janvier 2021, le taux de positivité des tests tourne en moyenne à 12,5% ; contre 7,7% en décembre 2020 et 1,9% en novembre 2020. Il y a donc, très clairement, un vif rebond des cas déclarés.
Pour comprendre les transformations en cours et anticiper les futurs possibles sous forme de scénarii argumentés et chiffrés, le Bureau de Prospective Economique (BPE) avait effectué au mois de juin 2020, un travail prospectif d’expertise. Il avait abouti à la construction de trois scénarii obtenus par la combinaison d’hypothèses prospectives cohérentes entre elles à partir des dynamiques de changements déclinées en tendances lourdes, en incertitudes majeures et en signaux faibles. Un chiffrage de chaque scenario a été proposé grâce à une approche du BPE qui a consisté à estimer d’une part le nombre de contacts prévus pour la semaine et d’autre part le nombre de cas communautaires prévus pour la même semaine.
Dans les faits, la trajectoire d’évolution des données COVID-19 au Sénégal a d’abord épousé, entre mi-août et mi-novembre 2020, le scénario vert (caractérisé par une baisse drastique des infections), avant de déboucher sur un scénario jaune à partir de début décembre 2020 (marqué par un rythme élevé et stable des cas communautaires et des cas contacts). Le maintien durable du scénario vert supposait que les populations adhérassent et appliquassent strictement les mesures barrières, que les communautés locales se mobilisassent fortement pour le signalement des cas suspects, que les structures sanitaires eussent une capacité élevée à détecter les cas, que toute personne en provenance de l’extérieur fût identifiée, testée, et mise immédiatement et obligatoirement en quarantaine et traitée le cas échéant et que des tests de dépistage massifs fussent effectués quotidiennement. Sur tous ces facteurs-clé de succès, les mesures appliquées ne le furent que de façon modérée aux différents niveaux, générant la nouvelle vague d’infections survenue en décembre 2020.
Le deuxième constat, plus inquiétant, c’est la hausse subite du nombre de cas graves et de décès liés à la Covid-19, depuis le début de l’année 2021. Le 25 janvier 2021, 51 cas graves sont recensés dans les Centres de Traitement des Epidémies (CTE). Or, le 9 novembre 2020, il n’y avait plus aucun cas grave enregistré dans le pays. En outre, le cumul mensuel de décès Covid-19 qui n’était que de neuf (9) pour tout le mois de novembre 2020, est passé à 77 en décembre et, entre le 1er et le 25 janvier 2021, le nombre de décès a déjà atteint le chiffre de 166, soit un rythme de progression jamais réalisé jusqu’ici. Depuis le début de la pandémie, le Sénégal a enregistré, officiellement, 552 décès, et donc un taux de létalité officiel de 2,3% ; soit plus que le taux moyen de 2,2% observé au niveau mondial. Toutefois, le taux de taux de létalité réel (cumul des décès/cumul des infectés) est sans doute beaucoup moins élevé au Sénégal (comme dans d’autres pays africains), en raison des nombreux cas Covid-19 non recensés dans les statistiques officielles. Selon la BBC(1), des tests sérologiques effectués dans plusieurs pays africains révèlent une présence d’anticorps liés à la Covid chez 20% des personnes testées.
Le troisième constat, plus rassurant, c’est le taux de guérison continuellement élevé au Sénégal. Au 25 janvier 2021, les personnes guéries représentent, au Sénégal, près de 83% du total de malades de la Covid-19. Le pays doit cette performance à l’application de bons protocoles par ses médecins et son personnel de santé qui démontrent ainsi leur talent à la face du monde.
Les différentes évolutions des infections, des décès et des guérisons, sur neuf mois et demi, ont, ensemble, impacté le niveau de gravité de la maladie Covid-19 au Sénégal, qui a oscillé entre mars 2020 et janvier 2021, d’un niveau de sévérité modérée à un niveau de sévérité très faible, selon les mois, selon les calculs du BPE, concernant l’indice mondial de sévérité de la Covid-19.
Une certitude s’impose ainsi. En dépit de l’évolution erratique des infections, le Sénégal, comme la plupart des pays africains, a su développer une forte résilience à la Covid-19. Le continent africain, qui représente environ 18% de la population mondiale, ne représente qu’environ 2,5% des décès par la maladie Covid-19 dans le monde, malgré la faiblesse des infrastructures de santé dans de nombreux pays africains. Plusieurs facteurs y ont contribué. D’abord, la jeunesse de la population africaine, dont plus de 60% ont moins de 25 ans. Ensuite, l’incidence élevée du paludisme qui semble constituer une barrière efficace contre l’évolution de la maladie Covid-19 vers des formes graves. En 2019, l’Afrique comptait 94% de tous les cas et décès de paludisme. Il s’y ajoute la faible densité de la population sur le continent africain (33,6 personnes au KM2, contre 72,5 en Europe et 95 en Asie). Ces deux facteurs structurels ont été identifiés par un papier de recherche du BPE (2) comme étant des causes de résilience à la COVID 19. Au surplus, la mise en œuvre rapide de mesures de restriction a permis de réduire les infections. Parce que la maladie est apparue tardivement en Afrique, de nombreux pays du continent ont eu le temps d’apprendre des autres et ont de ce fait pris très tôt (relativement à l’ampleur des infections en leur sein) des mesures drastiques de restriction. Les entreprises, les frontières et les écoles ont été fermées, les rassemblements ont été interdits. Les couvre-feux ont été appliqués. L’étude du BPE (mentionnée ci-dessus) a montré que les pays qui, dès le départ, sans attendre que la maladie atteigne certaines proportions ont pris des mesures relativement sévères dès le départ, avaient un meilleur contrôle de la maladie, ce qui leur permettait de ne pas recourir par la suite pendant une période prolongée à des niveaux de restriction plus sévères introduits ailleurs. Enfin, l’expérience des pays africains dans la lutte contre d’autres épidémies (comme Ebola) les aurait aidés à faire face à la pandémie Covid-19 dans des conditions relativement bonnes jusqu’à présent.
Ainsi, le Sénégal, comme plusieurs autres pays africains relativement préservés de la Covid-19, fait, aujourd’hui, face à deux dilemmes : (i) eu regard à la résurgence récente des cas Covid-19, faut-il adopter de nouvelles mesures restrictives sur les mouvements des populations (« confinement » plus ou moins strict), sachant que la maladie ne présente guère un degré de sévérité élevé comparé à d’autres zones géographiques ? (ii) faut-il recourir à la vaccination des populations, étant donné que les vaccins ne sont encore qu’en phase de test en grandeur nature et donc présentent, malgré tout, des risques ?
S’agissant du « confinement », il sera difficile à instaurer pour plusieurs raisons. Le Sénégal l’a appliqué partiellement au second trimestre 2020 et les impacts socioéconomiques ont été, comme anticipés, dévastateurs. Au niveau macroéconomique, selon la Direction de la Prévision et des Etudes Economiques (DPEE), l’évolution de l’activité économique interne, hors agriculture et sylviculture, est ressortie à -4,4% en variation trimestrielle, au deuxième trimestre 2020. La levée des mesures, en fin juin 2020, a favorisé une évolution positive de l’activité économique, avec une croissance de 2,8% au troisième trimestre 2020. Sur le front social, les résultats de l’enquête de suivi de l’impact de la covid-19 auprès des ménages, réalisée par l’ANSD, et qui s’est déroulée dans la période du 03 juin au 19 juillet 2020, a révélé que, parmi les chefs de ménages qui avaient un emploi avant la crise, 36% ont arrêté de travailler dont 30% pour des motifs liés à la covid-19. Dans la même enquête, près de 85% des ménages affirment avoir subi une baisse de leurs revenus, surtout pour ce qui concerne les entreprises familiales non agricoles et les transferts privés à l’endroit des ménages.
Par ailleurs, les pays africains en général, et le Sénégal en particulier, sont structurellement peu préparés au confinement. Des chercheurs de l’Université des Nations unies (UNU) (la branche universitaire de l’Organisation des Nations unies (ONU)) ont créé un indice multidimensionnel de préparation au confinement en fonction des conditions de vie (3). Ils soutiennent que seulement 6,8% des ménages des pays d’Afrique subsaharienne dans l’ensemble (6,4% des ménages au Sénégal) et 12,2% dans les zones urbaines remplissent toutes les conditions socioéconomiques d’un confinement.
Enfin, un document de travail du centre de recherche « International Growth Centre », basé à Londres (4), montre que, non seulement les confinements prolongés sont coûteux pour le secteur informel en Afrique Subsaharienne, mais qu’ils sont également inefficaces pour contenir la propagation de la maladie, étant donné que de nombreux travailleurs du secteur informel sont obligés de sortir travailler pour éviter la famine (en violation des mesures de confinement).
Concernant le vaccin, son large accès et son acceptabilité par la population sont des défis majeurs.
Alors que les programmes de vaccination contre le COVID-19 s’accélèrent dans les pays développés, les experts estiment qu’il faudra des mois avant que les vaccins soient largement disponibles sur le continent, pas avant mi-2021 selon le Centre de Contrôle des Maladies de l’Union Africaine. Les pays africains qualifiés devraient recevoir des dons de vaccins par le biais de l’Initiative mondiale COVAX, soutenue par l’OMS, qui vise à fournir des vaccins à 92 pays à revenus faibles ou intermédiaires. Cette année, l’Initiative devrait fournir 600 millions de doses de vaccins à environ 20% des populations des pays africains. Même si cet objectif est tenu, il sera insuffisant.
Un autre défi à surmonter concerne l’acceptation du vaccin par la population. C’est un prérequis pour garantir la réussite des futurs programmes de vaccination. Or, le rythme accéléré du développement des vaccins et la diffusion d’informations parfois erronées sur leurs effets secondaires ont accru les angoisses des populations et pourraient compromettre l’acceptabilité des vaccins qui, du reste, sont encore dans des phases de tests à grande échelle. Au Sénégal, selon une enquête du BPE, réalisée les 19 et 20 décembre 2020 sur un échantillon de 1.164 personnes sélectionnées, la majorité de la population sénégalaise (57,5%) n’est pas prête à se faire vacciner, si le pays dispose de vaccin. Ces personnes avancent comme raisons : le manque de « confiance au vaccin » (74,1%), « le risque de faire face à d’éventuels effets secondaires » (12,7%), «la rapidité de fabrication des vaccins contre le coronavirus » (2,7%). Quant aux 10,5% restants, ils justifient leur « refus » par « la non-responsabilité des laboratoires ou le fait qu’elles considèrent que « la Covid n’est pas dangereuse pour elles ». Seules 38,3% des personnes interrogées souhaitent donc se faire vacciner si le produit est disponible au Sénégal. Parmi ces dernières, 58,7% « veulent se prémunir définitivement du virus ». Les autres 41,3% vont le faire «si c’est une recommandation des autorités sanitaires ».
Tenant compte de tous les éléments analysés ci-dessus, huit mesures de politiques devraient être privilégiées par le Sénégal pour gagner le combat contre la Covid-19 :
Mesure 1 : Remobiliser les communautés, comme ce fut le cas pendant les mois d’avril, mai et juin 2020.
Mesure 2: Promouvoir activement le port de masques, en ramenant le prix des masques jetables à 50 F en pharmacie et des masques lavables à 300 F l’unité.
Mesure 3 : Faire un bon usage du couvre-feu, en ciblant des départements à confiner plutôt que des régions, et en usant d’indicateurs objectivement vérifiables.
Mesure 4 : Multiplier les tests rapides et décentralisés à coût très réduit, ainsi que les tests sérologiques. Car, il vaut mieux avoir un nombre élevé de cas, dont beaucoup d’asymptomatiques, détectés très vite, qu’un nombre limité tests avec de nombreux cas graves et de décès.
Mesure 5 : Mieux gérer les cas importés, en rendant systématique l’auto confinement dans la semaine qui suit l’arrivée.
Mesure 6 : Mettre à niveau les CTE et les démultiplier, pour une meilleure prise en charge des cas sérieux
Mesure 7 : Améliorer la prise en charge à domicile
Mesure 8 : Mettre une stratégie prudente et progressive de vaccination, pour mieux apprendre de l’expérience internationale.
Notes:
(1) BBC, https://www.bbc.com/afrique/55707157
(2) Moubarack Lô et Amaye Sy (2021), « identification of résilience factors to COVID 19 : a cross-country analysis » BPE Sénégal, à paraître comme Document de Travail à EMNES (Euro Meditterranean Economists Network)
(3) Egger, E.M.; Jones, S.; Justino, P.; Manhique, I. and Santos, R. (2020) Africa’s Lockdown Dilemma: High Poverty and Low Trust, WIDER Working Paper 2020/76, Helsinki: UNU-WIDER https://www.wider.unu.edu/sites/default/files/Publications/Working-paper/PDF/wp2020-76.pdf (4) Alon et al.2020), “How should policy responses to the COVID-19 pandemic differ in the developing world? “International Growth Centre, Mai 2020
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